La discrétion

Une recension de Martin Duru, publié le

Combien de mails par jour ? Combien d’amis sur Facebook, de contacts professionnels sur LinkedIn ? Combien de résultats sur Google ? Si la réponse tend plus ou moins vers zéro, verdict : vous êtes un nobody, un has never been. Vous n’attirez pas l’attention, effacé des registres, privé de toute surface médiatique. En un mot : vous êtes discret. Soit le rebut d’un monde contemporain voué au régime de « l’apparêtre », où la valeur se juge à l’aune du stock de visibilité disponible. Passer inaperçu, tare irrémissible à l’ère du tout-communicationnel ? Bonne nouvelle : peut-être pas.

Remarqué, lui, pour son essai La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010) consacré aux crises existentielles, Pierre Zaoui jette un regard nouveau sur ce thème apparemment inactuel : la discrétion. Foin ici de psychologie ou de morale : la discrétion n’est pas considérée comme un trait de caractère (réserve, modestie), ou analysée sous l’angle des bonnes manières (tact, charme discret de la bourgeoisie…). Elle est hissée au rang d’expérience métaphysique. Le ton est donné dès l’ouverture, imaginant la scène suivante : un être cher (enfant, amant[e], parent) s’adonne à une activité quelconque (jouer, dormir, regarder Des chiffres et des lettres). Il ignore que vous êtes là, que vous l’observez subrepticement. Alors, petit miracle, affleure un autre monde que le vôtre – le sien. Voyeurisme déplacé ? Non, car le regard, en l’occurrence, ne possède rien ; celui qui, invisible, voit, s’absorbe pleinement dans ce qui est vu. La discrétion désigne précisément cet effacement qui fait sortir l’ego de sa gangue ; elle consiste à « disparaître momentanément pour s’abandonner à l’apparition de l’autre », pour « cesser pour un instant d’être soi ». C’est une « déprise » à la vocation épiphanique : le « je » se dépersonnalise, se sépare de lui-même – discretio, en latin, signifie à la fois « discernement » et « séparation » – pour qu’advienne le sens d’une altérité.

Tout ceci est bien abstrait, au mieux poétique, dira-t-on. Mais Pierre Zaoui ne se prête pas à une mystique coite du devenir imperceptible. La discrétion est le nom d’un « art » de combat, d’une « micro-politique ». C’est une « question de résistance à un nouvel ordre établi » : ou quand savoir disparaître, c’est entrer en dissidence. Contre les idéologies solidaires de ce que Deleuze – référence clé du philosophe – a appelé « les sociétés de contrôle ». Aujourd’hui, nous dit-on, il faut être performant dans un contexte concurrentiel ; le discret, lui, « [abdique] pour un moment toute volonté de puissance ». Aujourd’hui, nous dit-on, il faut s’adapter à l’accélération inexorable du temps ; le discret, lui, interrompt la course folle des horloges dans des instants suspendus de flânerie ou de contemplation désintéressée. Aujourd’hui, nous dit-on avec raison, le moindre de nos faits et gestes est épié, surveillé, commenté ; le discret, lui, défie cette « panoptique totalitaire » en se soustrayant aux radars, en se déconnectant et en renonçant à toute forme d’exhibitionnisme où l’on tend le bâton pour mieux se faire battre. Attention, Pierre Zaoui ne milite pas pour un « vivons heureux, vivons cachés » new age, tant ce slogan évoque le repli égotiste sur soi. Si la discrétion constitue à ses yeux une puissance hautement subversive, ce n’est pas seulement parce qu’elle branche sur courant alternatif à l’heure des flux continus ; c’est également, donc, parce qu’elle rend disponible à cela même que nous perdons trop souvent : le pur spectacle du monde. Disparaissant par intermittences, fugueurs magnifiques, nous pourrons de nouveau en jouir à discrétion – avec toute l’abondance désirable.

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