Instagram sans filtres… sera-t-il toujours Instagram ?
Clarendon, Moon, Crema… Si Instagram est devenu populaire, c’est notamment grâce à ses filtres, qui subliment la photo de votre quartier comme le portrait de votre meilleure amie. Mais les choses sont peut-être en train de changer. Au Royaume-Uni, L’Autorité des normes publicitaires (ASA) vient d’enjoindre certains influenceurs rémunérés sur Instagram à ne plus céder à la manie du filtre. Cette décision concerne ceux qui promeuvent des produits de beauté et qui, dans le même temps, utilisent un filtre pour magnifier leurs photographies. Selon l’ASA, cette attitude conduirait à « exagérer les effets des produits », et outre la publicité mensongère, à renforcer la mésestime de soi de la part du public – en l’occurrence, de tous ceux qui désespèrent, malgré le recours à ces produits de beauté, de ressembler à leurs influenceurs favoris… L’ASA a précisé que toute publicité brisant cette nouvelle règle serait immédiatement retirée de la plateforme. Mais pourquoi filtre et maquillage ne feraient-il pas bon ménage ? Réponse avec Jacques Derrida.
• Sur les réseaux sociaux, les filtres sont des dispositifs de retouche automatique par intelligence artificielle qui permettent d’effacer les imperfections du visage lorsque l’utilisateur poste une photographie (le plus souvent un selfie). La première à les avoir dénoncés en tant qu’outils de « publicité mensongère » est une jeune instagrammeuse nommée Sasha Pallari. Elle a récemment lancé le mouvement #FilterDrop (« abandon du filtre »). Elle dénonce l’usage de ces dispositifs qui modifient la forme du visage, réduisent la taille du nez et augmentent celle de la bouche.
• Le maquillage, quant à lui, n’est pas marqué du sceau de l’infâmie. Pourquoi ? Parce que contrairement au filtre, le maquillage ne cherche pas à se faire oublier : dans la plupart des cas, il est une représentation qui s’exhibe, un artifice. Quand vous arborez votre rouge à lèvres couleur corail préféré ou votre mascara effet faux-cils, vous n’essayez pas de vous en cacher. Baudelaire écrivait dans son Éloge du maquillage (1863) : « Le maquillage n’a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner, il peut, au contraire, s’étaler. » À l’inverse, le filtre en ligne est une représentation qui se nie.
• Cette opposition entre filtre et maquillage rappelle l’opposition fondamentale que dresse, dans toute son œuvre, le philosophe Jacques Derrida entre la parole et l’écriture. La parole est comme un filtre qui prétend être naturel et réel, sans jamais pourtant parvenir à l’être. Comme le rappelle Derrida, la parole « ne donne jamais la chose même », c’est à dire que la parole nous donne l’illusion de la présence d’un objet qui n’est pourtant plus là. L’écriture, quant à elle, est semblable au maquillage qui se sait être un artifice, et donc un écart par rapport au réel. Il s’agit donc, nous dit Derrida, de ne plus dévaloriser l’écriture, de ne plus la tenir pour un simple « supplément » de la parole. Il ne s’agit donc plus de s’en prendre à l’artifice du maquillage, mais de dénoncer la dissimulation à laquelle s’adonne le filtre.
• Si le filtre représente un désir de se cacher, il implique aussi, selon Derrida, un désir de tromper. Dans Échographies de la télévision (Éditions Galilée, 1996, co-écrit avec Bernard Stiegler), Derrida revient sur la célèbre polémique de la fausse interview de Fidel Castro lors du journal télévisé de TF1. Rappelons qu’en 1991, Patrick Poivre d’Arvor a annoncé qu’une « interview exclusive » de Fidel Castro serait diffusée au journal télévisé. En réalité, ce tête-à-tête n’a jamais eu lieu. Les images de TF1 retransmettaient le journaliste posant des questions, et par un effet de montage, le dirigeant cubain semblait s’adresser à lui… alors qu’en réalité, il s’agissait d’une conférence de presse. Poivre d’Arvor avait simplement lu des questions pertinentes a posteriori, donnant l’impression que Castro lui répondait directement. C’était donc un montage délibérément trompeur. Pour Derrida, « nous pouvons parler de falsification […] Il y a volonté de tromper le destinataire ». Il s’agit selon lui « de vendre au consommateur un produit dans l’emballage d’un autre ». En somme, le filtre ne se cache pas derrière mais bien devant l’original : c’est en faisant de l’ombre à mon modèle que je peux réussir à faire oublier que je suis un faux et faire croire que je suis le vrai.
• Même si Instagram est devenu le symbole (et l’avant-garde) de l’utilisation des filtres, il faut apporter deux nuances. D’une part, le phénomène des filtres visuels n’a rien de nouveau : des photographes professionnels y ont déjà recours depuis de nombreuses années. D’autre part, Instagram n’est pas la seule plateforme à faire usage des filtres – ceux-ci sont désormais intégrés par défaut dans une grande partie des téléphones actuels et fonctionnent même en temps réel, lorsque l’utilisateur prend une vidéo. Et ne parlons pas de la quantité innombrable d’applications librement téléchargeables qui permettent d’y avoir recours partout, tout le temps : Adobe Photoshop Express, Snapchat, Facetune 2… Ainsi, si l’on considère que le filtre est un mensonge bien plus grave que l’artifice du maquillage, il faudrait l’interdire sur l’ensemble des plateformes.
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