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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Fresque romaine exhumée à Pompéi (Ier siècle apr. J.-C.) et visible au musée archéologique national de Naples. Elle représente une scène de rue dans une ville romaine. © Erich Lessing/akg-images

Tribune

Pierre Vesperini : Macron, l’“humaniste en peau de lapin”

Pierre Vesperini publié le 10 novembre 2020 5 min

Qu’auraient pensé les Romains du confinement ? Du mal, répond sans hésiter le philosophe Pierre Vesperini dans une tribune cinglante : la seule vie qui vaut la peine d’être vécue, pour un Romain, est une vie fondée sur l’humanitas, la sociabilité, et donc sur la culture, sans laquelle il est impossible de penser un authentique être-ensemble. Fermer les librairies était, de ce point de vue, la pire des décisions à prendre. Rien d’étonnant venant d’un président qui se prétend cultivé tout en donnant régulièrement des gages de son inculture, assène le philosophe. Attention, brûlot ! 

 

Lorsque j’ai appris que, contre toute attente, les librairies n’étaient pas considérées comme des commerces « essentiels », j’ai aussitôt pensé qu’une telle mesure n’aurait jamais été prise dans la Rome antique. Les Romains ont en effet inventé une notion très singulière : celle d’humanitas. Notion singulière en ce qu’elle ne veut pas exactement dire « humanité ». Ce n’est ni le « genre humain » comme phénomène naturel, ni la vertu d’« humanité » comme phénomène moral. 

C’est, avant toutes choses, la sociabilité. Faire preuve d’humanitas, être humanus, c’est être capable de lien social : c’est donc être affable, aimable, enjoué, obligeant, agréable, solidaire, plein d’humour et d’esprit (sal), indulgent face à la « faiblesse humaine ». C’est faire vivre le plaisir de la vita communis, c’est-à-dire, à Rome, de la vie en ville (urbanitas), dans la Ville par excellence, Rome. Ce plaisir de la vie en ville que Rome diffusait dans tout son Empire.

Comme on le voit, il n’y a aucun rapport avec l’appartenance au genre humain, puisqu’il y des tas d’êtres humains qui n’ont rien d’humanum. Et c’est une disposition morale beaucoup plus large que notre vertu d’« humanité ». Celle-ci, au-delà de son étroitesse d’application, implique encore une relation asymétrique : on fait preuve d’« humanité » envers un inférieur. L’humanitas fait vivre un lien profondément égalitaire. 

Étrange vertu, étrange centralité de cette vertu dans une société aussi hiérarchisée que la société romaine. Étrange nom aussi donné à cette vertu : pourquoi nommer humanitas la sociabilité ? Pourquoi lui donner cet horizon de généralité et d’universalité, alors même que les Romains, esprits hiérarchiques s’il en fut, et cœurs aussi profondément guerriers, se méfiaient de l’humanitas tout autant qu’ils la prisaient. Si elle était requise dans les plaisirs de la vie sociale, un consul ou un gouverneur devait faire attention à ne pas en abuser, au risque d’amoindrir la majesté et le juste effroi associés par son pouvoir. Et bien sûr, elle n’avait pas sa place à la guerre – activité aussi « essentielle », à Rome, que, dans la Macronie, le télétravail. Les Romains savaient qu’en exportant l’humanitas chez les peuples barbares – chez nous et nos voisins d’outre-Manche, par exemple –, ils brisaient les énergies militaires.

Étrange peuple, donc, guerrier, dur, sévère, cruel aussi, qui inscrit dans son imaginaire cette idée qu’il y a dans le plaisir de la vie sociale, dans la douceur des conversations, quelque chose où se joue, où se vit, où s’exhausse, notre qualité d’hommes. Mais, redisons-le, cette humanité qui s’atteint dans la société n’a rien de « naturel », de « donné », d’« inscrit » dans quelque nature humaine que ce soit.

Tout au contraire, l’humanitas est comme un équipement, une armature, un artifice qui vient se poser sur notre réalité biologique. Et elle vient se poser par l’éducation et la culture, c’est-à-dire, à Rome, par les livres. Ce sont les livres, les lettres (litterae), qui donnent l’humanitas à des petits d’hommes qui, sinon, ne se distingueraient pas des bêtes sauvages. L’humanitas faite homme, c’est Pline l’Ancien, l’infatigable lecteur et l’infatigable dicteur de livres, commandant la flotte romaine à Misène, qui meurt en allant secourir sur le rivage, mobilisant les siens par un vers de Térence, des victimes de l’éruption du Vésuve.

Rien ne montre mieux cette dimension artificielle de l’humanitas, cette dimension « culturelle », et plus précisément esthétique – car le plaisir de la culture, c’est d’abord le plaisir du beau – que ce passage de Varron, le plus grand érudit de son temps, que César avait chargé d’organiser la première bibliothèque publique romaine : 

« Une chose est ce qui convient à un homme [homo], une chose est ce qui convient à l’humanitas : si un homo a soif, n’importe quelle coupe suffit ; mais l’humanitas exige que la coupe soit belle. » (Sur la langue latine, VIII, 31)

Autrement dit, fermer les librairies comme commerces non essentiels aurait été inconcevable pour les Romains. À quoi bon protéger la vie, auraient-ils pensé, si on ne fait que protéger la vie nue, la vie animale, la vie biologique, et pas la vie digne d’être vécue ? La vie d’êtres civilisés, la vie d’hommes enfin.

Bref, c’est toute une anthropologie qui se formule. En fait, pour ceux qui nous gouvernent, « n’importe quelle coupe suffit ». Pourvu qu’on se nourrisse, qui se plaindra ? Qu’avons-nous besoin de culture ? Qu’avons-nous besoin de la vie sociale qui va avec ? Qu’avons-nous besoin d’urbanitas ? Au vrai, cette pandémie leur convient. Quoi de mieux qu’un peuple divisé en monades familiales ? Que des travailleurs isolés les uns des autres, murés dans un télétravail où rien ne distingue plus le temps du travail de celui du loisir, de cet otium où se vit l’humanitas ? Quoi de mieux qu’une population qui a peur, enfin ? Le déni, l’embarras et la gêne, la répugnance, que suscite la vita communis chez nos gouvernants, apparaît en fait dès les mots qu’ils nous imposent : « gestes barrières » au lieu de « gestes de protection », « distanciation sociale » au lieu de « distanciation physique ».

Le paradoxe dramatique que nous offre l’auteur cosmique qui, selon Épictète, met en scène l’Histoire, c’est que cette anthropologie nouvelle – où pour être un homme digne de ce nom, il n’est plus « essentiel » de lire et de vivre ensemble – est mise en place par un président se faisant passer pour un homme cultivé, un philosophe même, mais qui fait dire à Levinas n’importe quoi, à Georges Bataille le contraire de ce qu’il a dit ; un lettré donnant des entretiens fleuves au Point, et même à la NRF, mais qui n’hésite pas à trafiquer un texte de Jaurès, et voudrait, nouvel Ubu, bannir l’usage de mots tels que « répression » ou « violences policières », parce qu’ils ont le tort de décrire un fait massif, condamné par le Conseil de l’Europe, par Amnesty International et par l’ONU, et qu’il vient encore d’encourager en préparant une loi qui interdira sous peine de prison d’identifier les policiers sur les vidéos filmant la répression des manifestations  ; un « humaniste » sans humanité, se moquant des Comoriens naufragés, divisant ses concitoyens entre ceux qui ont réussi et « ceux qui ne sont rien ». 

Et, pire que tout peut-être, manquant cruellement d’humour, de ce « sel » dont les Romains faisaient un ingrédient fondamental de l’humanitas. Car ce grand défenseur de la liberté d’expression est le même homme qui fait poursuivre par son parquet de terribles individus, coupables d’avoir… décroché son portrait.

Mais cet humaniste en peau de lapin nous aura permis au moins de faire l’expérience de la chaussette de Hegel. Rappelez-vous l’aphorisme d’Iéna : une chaussette trouée vaut mieux qu’une chaussette reprisée. Parce que le trou fait prendre conscience. Puisse donc ce gigantesque trou d’une vie mutilée de son humanitas, faire prendre conscience à toute la société que la culture n’est pas un « supplément d’âme », mais notre âme même.

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