Cynthia Fleury : “L’indignité est devenue le passager clandestin de la démocratie”
Alors que la dignité est invoquée comme un grand principe dans nos démocraties, partout – de l’école aux réseaux sociaux –, les situations d’indignité se multiplient, comme l’ont encore attesté les émeutes consécutives à la mort du jeune Nahel, au début de l’été. Soucieuse de comprendre ce paradoxe, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury y consacre un livre en forme d’enquête philosophique intitulé La Clinique de la dignité (Seuil). Elle s’explique sur ce projet et ses premiers résultats.
En gravissant les marches de l’immeuble du quai Saint-Michel, à Paris, où elle habite et en pénétrant dans un appartement couvert de livres mais baigné d’une lumière si vive qu’on croirait s’être hissé en haut du ciel, on se demande ce que ce lieu révèle de la position qu’occupe Cynthia Fleury dans l’espace intellectuel. Au cours de l’entretien qu’elle nous a accordé, on entend par la fenêtre ouverte sur la rue de la Huchette le brouhaha des passants régulièrement interrompu par les sirènes de l’Hôtel-Dieu, juste en face. Et on en vient à se dire que cet espace d’observation, en retrait et en hauteur, mais en contact permanent avec le tumulte de la vie et les urgences du monde, donne une assez bonne idée de cette position.
Cynthia Fleury est une vigie, une sentinelle de la vie psychique et démocratique. Loin de toute posture de surplomb, pleinement inscrite dans la vie de la Cité, nourrie de pensée critique mais défenseuse de l’État de droit et de l’idée de Sujet, elle s’est ménagé un accès aux troubles qui nous assaillent, grâce à son enseignement dans des institutions de soins et à sa pratique de la psychanalyse, qui ne cessent de nourrir sa réflexion philosophique. Et, tel un guetteur dans son phare qui voit venir de loin les tempêtes, elle a ainsi diagnostiqué les pathologies collectives les plus saillantes du monde contemporain – convaincue sans doute par la lecture de Foucault et de Lefort, de Jankélévitch et de Lacan, que le négatif est la meilleure voie d’accès au positif. Pressentant le découragement collectif, il y a près de quinze ans avec La Fin du courage, interrogeant la montée du ressentiment au moment de la crise des « gilets jaunes » avec Ci-gît l’amer, analysant le trouble des individus face à au sentiment d’être interchangeables dans Les Irremplaçables, avant que ChatGPT et l’IA ne fassent planer sur tous les métiers le fantasme d’un « grand remplacement »…. La dernière fois que nous avions fait le point sur son travail, en 2015, elle inaugurait la première chaire de philosophie à l’hôpital, un peu avant que la crise du Covid ne mette au jour la place centrale et menacée de l’institution. Aujourd’hui, elle publie un essai en forme de bilan de cette expérience, intitulé La Clinique de la dignité. Sa thèse : au moment où la dignité s’impose comme notre valeur cardinale, la plupart d’entre nous sommes exposés à l’expérience de l’indigne. Argumentée, la nouvelle alerte de la vigie démocratique mérite d’être entendue. Comme les remèdes qu’elle propose pour en guérir.
Cynthia Fleury en 7 dates
1974 Naissance à Paris
2000 Thèse de philosophie sur « La métaphysique de l’imagination »
2011-2015 Membre de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu
2013-2022 Plus jeune membre du Conseil consultatif national d’éthique
2016 Création de la première chaire de philosophie à l’hôpital, à l’Hôtel-Dieu de Paris
2018 Professeure au Conservatoire national des Arts et Métiers titulaire de la chaire Humanités et Santé
2023 Publication de La Clinique de la dignité (Seuil)
Vous prenez acte d’une contradiction entre la consécration rhétorique de la dignité, invoquée comme LE principe éthique fondamental des sociétés contemporaines, et la multiplication des situations d’indignité…
Cynthia Fleury : Du mouvement Black Lives Matter à la revendication d’un droit à mourir dans la dignité, en passant par les marches de la fierté (« pride »), l’invocation de la dignité est désormais omniprésente. C’est devenu une norme partagée : chacun s’autorise à revendiquer sa dignité. Mais, dans le même temps, force est de constater que les situations de vie indignes ne cessent de se multiplier. Pour l’observer, il n’est pas nécessaire d’aller très loin, sur des terrains de guerre ou de catastrophe naturelle, il suffit de visiter la classe surchargée d’une école primaire de banlieue, les services d’urgence d’un hôpital public, la « colline du crack » de la porte de la Chapelle, à Paris, ou les abords d’un camp de migrants, près de Calais. Dans le soin et l’éducation, les effectifs sont à la fois insuffisants et surchargés, les lieux dégradés, et les moyens manquent. Ce contraste m’est apparu de manière flagrante durant la crise du Covid. Au nom de la protection de la vie, on a empêché aux mourants de dire adieu à leurs proches, on a projeté les endeuillés dans un chemin d’indignité où ils ont dû laisser leurs parents seuls face à la mort, sans même pouvoir récupérer leurs corps après le décès. Or, au moment même où on abandonnait les morts, on a relancé le débat sur l’euthanasie et invoqué le droit à mourir dans la dignité… Cela m’a mis la puce à l’oreille. N’est-il pas étrange que la dignité s’impose comme norme alors que les atteintes à la « décence commune » se généralisent ? Se pourrait-il qu’à l’ombre de la sacralisation du principe de dignité, une partie de plus en plus importante de la population soit exposée à la crainte de vivre dans une situation d’indignité ? L’épreuve d’indignité à laquelle sont exposés les individus n’opère-t-elle pas comme une norme nouvelle qui assujettit ?
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