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Didier Fassin. © Julien Jaulin/Hans Lucas

Tribune

Génocide à Gaza ? Didier Fassin répond à Eva Illouz

Didier Fassin publié le 16 novembre 2023 7 min

En réponse à un texte de Didier Fassin publié sur le site du journal en ligne AOC et suggérant un génocide des Palestiniens à Gaza, Eva Illouz avait sévèrement critiqué sa méthode et sa thèse. L’anthropologue et professeur au Collège de France a souhaité clarifier sa position. Voici sa (contre-)tribune.


 

En évoquant au début de son texte que les événements tragiques du 7 octobre dans le Sud d’Israël ont été accueillis « avec exultation ou indifférence par des musulmans au travers du monde et par des universitaires, artistes et intellectuels des démocraties occidentales » et en s’indignant que « des crimes contre l’humanité soient justifiés ou passés sous silence », avant d’affirmer que l’article que j’ai publié dans AOC le 1er novembre « nous en fournit une illustration », Eva Illouz utilise un procédé rhétorique qui trahit les faits. Il est en effet facile de vérifier que, dans les trois textes que j’ai écrits sur les événements actuels, j’ai toujours fait état de la gravité des faits commis, en décrivant dans le premier « l’incursion meurtrière du Hamas en territoire israélien faisant 1 400 victimes civiles et militaires et aboutissant à la capture de plus de 200 otages » et en précisant même la qualification de « crimes de guerre » qu’en faisait le représentant permanent d’Israël aux Nations unies. Dans les deux autres, je parle de « l’attaque sanglante » de la branche armée du Hamas, des « tueries perpétrées contre des civils », des « réactions d’horreur suscitées », et je reprends la formule du président français : « Rien ne peut justifier le terrorisme. » M’associer, contre toute évidence, à l’exultation ou à l’indifférence, à la justification ou au silence, vise à rendre d’emblée suspecte mon analyse.

La comparaison avec le génocide des Héréros

Quelle est cette analyse ? Mon propos était d’essayer de rendre intelligible ce qui se joue aujourd’hui en Palestine et d’en tirer des enseignements susceptibles d’interrompre le massacre, en train de se produire à Gaza, de populations civiles dont de très nombreux enfants, au moment où tous les gouvernements occidentaux se refusaient à demander un cessez-le-feu. Pour ce faire, j’ai établi un parallèle avec des faits qui se sont produits dans l’actuelle Namibie au début du XXe siècle. Il ne s’agissait pas de pratiquer ce qu’on appelle en sciences sociales le comparatisme, c’est-à-dire un rapprochement systématique de deux situations, comme l’ont fait certains en se demandant si la situation dans les Territoires palestiniens pouvait être assimilée à l’apartheid en Afrique du Sud. Mon objectif était de proposer ce que l’historien Paul Veyne appelait une comparaison heuristique, souvent anachronique du reste, mais qui permet d’utiliser un cas pour éclairer celui auquel on s’intéresse. Autrement dit, l’objectif n’est pas de dire : « c’est la même chose », mais : « on peut apprendre de l’un pour interpréter l’autre ».

Ce que j’ai tenté de dégager, c’est une structure événementielle qui conduit à un génocide. À la fin du XIXe siècle, alors que plusieurs puissances européennes développent des politiques coloniales sur le continent africain, l’Allemagne installe un comptoir marchand puis un protectorat appelé Afrique allemande du Sud-Ouest. Un traité est signé avec la population autochtone d’éleveurs héréros. Dans les années qui suivent, cet accord est cependant violé par les colons allemands qui, soutenus par les autorités et aidés par un autre groupe ethnique, s’emparent des meilleures terres des Héréros, ce qui les condamne à travailler pour les nouveaux propriétaires. Cette dépossession, les violences et les humiliations subies, leur assimilation à des babouins, génèrent un profond ressentiment parmi les Héréros. En 1904, une révolte se produit et plus d’une centaine de colons sont tués. En réaction, l’Allemagne envoie un corps expéditionnaire dont le commandant déclare que la nation héréro doit être « annihilée ». Une partie de la population est massacrée, tandis que le reste, notamment les femmes et les enfants, est poussé vers le désert où, soumis à un blocus total, plusieurs dizaines de milliers périssent de soif, de faim et de maladie. Ce cycle, qui commence avec la rupture du traité, me semble constituer une structure susceptible d’alerter sur les risques du moment présent.

Le droit d’Israël à l’existence

Évidemment, Eva Illouz a raison de dire que ne sont pas comparables le projet colonial de l’Allemagne en Afrique du Sud-Ouest et la naissance de l’État d’Israël sous l’égide des Nations unies dans les suites de la Shoah. L’un est une conquête illégale, l’autre une création du droit international. Laisser entendre que j’insinuerais que « les Israéliens n’ont rien à faire en Israël » relève d’un procès d’intention qui n’a aucun sens. La colonisation à laquelle je me réfère dans mes textes, et qui est le terme le plus communément utilisé pour décrire de manière neutre les pratiques de l’État et de colons israéliens dans les Territoires palestiniens depuis 1967, se réfère à une politique qui a été condamnée par de nombreuses résolutions des Nations unies. En aucun cas, mon analyse ne met donc en cause l’existence de l’État d’Israël.

Mon propos est tout autre. Il est de dévoiler un engrenage dangereux qui conduit aux pires déchaînements de brutalité. D’abord, l’expulsion progressive des Palestiniens de leurs terres, la restriction de leur droit de mouvement sur leur territoire, les vexations et la déshumanisation. Ensuite, des révoltes et des attaques palestiniennes contre des Israéliens au fil des années qui aboutissent à la terrible tuerie perpétrée par la branche armée du Hamas le 7 octobre. Enfin, la réponse israélienne sous la forme de bombardements aveugles et d’un siège total de l’enclave de Gaza causant la mort de plus de 11 000 Palestiniens dont près de 5 000 enfants six semaines après le début des opérations militaires israéliennes.

Un génocide des Palestiniens…

Le parallèle que j’établis entre les deux séquences permet-il de parler aujourd’hui de génocide ? À cette question, Eva Illouz répond que non, reprenant les arguments du gouvernement israélien, qui met en avant l’envoi de brochures invitant les habitants du nord de Gaza à se diriger vers le Sud, la création de couloirs humanitaires, l’autorisation de l’envoi d’une parcimonieuse aide internationale. Bien sûr, on pourrait lui rétorquer qu’il existe de nombreuses sources internationales d’information qui, sans reprendre la communication officielle israélienne mais en s’appuyant sur les faits constatés sur le terrain, font état de bombes sur des hôpitaux, des ambulances, et des convois se dirigeant vers le sud, qui racontent les malades et les blessés qu’on doit laisser mourir dans leurs souffrances faute de médicaments et de l’électricité nécessaire à la chirurgie et à la réanimation, qui comptent les plus de cent travailleurs humanitaires tués et les infrastructures vitales détruites et qui rappellent les condamnations de l’Organisation mondiale de la santé, de l’Unicef et d’autres institutions internationales.

Pour ma part, plutôt que de répondre à la question moi-même, j’ai mentionné les très nombreux experts qui, de par le monde, évoquent le risque d’un génocide en se basant non seulement sur les modalités de l’opération militaire à Gaza, mais aussi sur les déclarations de ministres israéliens qui dénient aux Palestiniens leur pleine humanité et leur existence comme peuple. La Convention de 1948 s’intitule « pour la prévention et la répression du crime de génocide ». Celles et ceux qui, aujourd’hui, mettent en garde contre ce risque s’efforcent précisément de prévenir une telle éventualité tragique. Leur mobilisation n’est peut-être pas sans effet si l’on constate l’évolution de l’opinion publique mondiale et même, quoique timide, des positions des gouvernements occidentaux.

…ou une “intention génocidaire” ?

Titulaire d’une chaire d’étude de la Shoah et des génocides à l’université de Brown, le très respecté professeur Omer Bartov explique dans le New York Times qu’il existe de nombreux éléments dans les discours tenus par des membres du gouvernement et de l’armée d’Israël montrant « une intention génocidaire ». Avec prudence, j’ai intitulé mon article « Le spectre d’un génocide », me référant à l’omniprésence de ce risque qui hante les mémoires, à commencer par la mémoire du génocide des Juifs d’Europe. Il reviendra à la Cour pénale internationale, qui a été saisie par des plaintes concernant la qualification des actes du Hamas et d’Israël, de statuer sur le choix des termes. Mais il serait irresponsable d’attendre son verdict sans faire tout ce qui est possible pour arrêter l’actuelle hécatombe de civils gazaouis.

Refuser de choisir son camp

À la fin de l’entretien qu’elle a donné au Monde le 17 octobre, Eva Illouz, dont je comprends l’émotion dans le moment éprouvant que nous traversons collectivement, a cette phrase : « Aujourd’hui, il faut choisir son camp. » Dans sa réponse à mon texte, elle le fait clairement en reprenant les éléments de langage d’un gouvernement dont elle a pourtant été critique dans le passé. Il me semble au contraire qu’il faut refuser de choisir son camp. C’est ce que font des Israéliens et des Palestiniens qui se réunissent pour penser l’après des événements tragiques présents. C’est le cas notamment de l’organisation A Land For All qui, depuis plus de dix ans et malgré le contexte difficile, mène un travail remarquable pour une paix juste et durable en imaginant non plus la traditionnelle et depuis longtemps irréaliste solution à deux États, mais une confédération de deux États, l’un israélien, l’autre palestinien, indépendants, mais partageant une même unité territoriale, la Palestine. La coexistence pacifique et respectueuse des deux peuples ne peut venir que d’une solution politique. Ce sont de telles initiatives que les femmes et les hommes de bonne volonté doivent soutenir.

 

Retrouvez ici la tribune originale d’Eva Illouz, à laquelle Didier Fassin répond par ce texte.

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