Un cheval au travail
“Lâchez les chevaux !” Quand des activistes antispécistes perturbent un concours équestre, cela amène Ariane Nicolas à se demander, dans son billet du jour, si le cheval est un travailleur comme un autre.
« Connaissez-vous VDL Edgar M ? Non, ce n’est pas le nom d’un avatar d’Edgar Morin dans le métavers, mais celui du vainqueur du jumping de Bordeaux, le week-end dernier. Edgar M a été couronné dans la catégorie 5 étoiles avec son cavalier humain Marlon Módolo Zanotelli, un mâle trentenaire élevé au Brésil.
VDL Edgar M et Marlon ont effectué deux parcours sans faute, sautant au total 21 obstacles avec fougue et brio. Si je vous parle d’eux ce soir, ce n’est pas pour en dresser l’analyse sportive – encore que l’option prise après l’oxer au barrage m’a fait dresser les poils –, mais parce qu’avant leur performance, deux activistes antispécistes ont perturbé la compétition. L’antispécisme, courant radical de l’animalisme qui refuse toute forme d’“oppression” envers les bêtes, considère en effet l’équitation comme une pratique violente et injuste pour les chevaux, donc à interdire. Sur la piste, les deux militants de la “libération animale” venus brandir panneaux et slogans se sont gentiment fait huer et traiter de “guignols”. Au-delà de l’incident croquignolesque, ce qui m’amuse dans cette séquence, c’est de songer à ce que les chevaux pourraient penser d’eux.
Les chevaux veulent-ils être défendus par les antispécistes ? Ont-ils envie qu’on les “libère” ? Faute de pouvoir sonder l’âme des équidés, la réponse paraît évidemment difficile à fournir. Mais peut-être qu’en abordant le problème sous un autre angle et qu’en envisageant la relation humain-cheval comme un travail, c’est-à-dire une activité collaborative et productive, plutôt que comme un acte cruel, on pourrait sortir de l’aporie. Cette idée m’est venue en lisant les livres de Jocelyne Porcher. Cette chercheuse à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) décrit très bien, notamment à partir de sa propre expérience d’éleveuse (qu’elle relate dans Vivre avec les animaux), comment se tissent les liens entre eux et nous : “Le chien de berger, le rapace d’un spectacle de fauconnerie, le cheval que l’on monte s’intéressent-ils à la tâche qu’on leur demande ? Essayent-ils de bien faire ? Leur investissement est-il motivé par autre chose que la récompense ? À toutes ces questions, la réponse est oui”, résume-t-elle dans cette interview.
Oui, les chevaux travaillent. D’ailleurs, dans le jargon équestre, on dit souvent d’eux qu’ils ont “du métier” ou qu’il faut les “faire travailler”, c’est-à-dire les assouplir et les muscler, comme des gymnastes. J’imagine que pour les antispécistes, cette considération ne résout rien et que, à leurs yeux, le travail est par nature une source d’exploitation. Si l’on part du principe que tout travail lèse ou abrutit, amoindrit et rend triste, alors, en effet, il n’y a plus de débat et tout le monde – humains compris – est prié de fermer boutique, ce qui veut dire ni plus ni moins revenir à l’état sauvage. Il me semble pourtant que le travail, bien qu’il apporte parfois son lot de difficultés, d’injustice et de frustration, représente bien plus que cela. Une manière de se réaliser, de s’étonner soi-même et d’être fière de devenir plus ample que ce que nous étions naturellement : “Les animaux domestiques font des choses plus diversifiées et intéressantes que les animaux sauvages, dit encore Jocelyne Porcher. On a besoin de leur intelligence, de leur capacité à nous faire bouger, à prendre des initiatives, à transformer les choses. Ils sont des vecteurs d’innovation.”
Avec mon rapprochement entre travail humain et travail animal, vous me voyez sans doute venir. Les débats actuels sur la réforme des retraites et les mutations du travail s’inscrivent dans la même logique. Faut-il se libérer du travail en général, en défendant par exemple un “droit à la paresse” pour tous, ou s’émanciper d’un certain type de travail, injuste et insatisfaisant ? Ma préférence se porte sur la seconde option, en ce qui concerne les humains comme les animaux domestiques. “Il ne faut pas libérer les animaux du travail mais changer leurs conditions de travail, sortir de la violence et de la cupidité”, conclut Jocelyne Porcher, fervente opposante à l’élevage industriel, comme moi. Je suis sûre qu’au fond de lui, VDL Edgar M approuve. »
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