D’où vient le terme “grand remplacement” ?
Dès les premières lettres tapées sur Google, « Le grand rem… », la suggestion bondit : « le grand remplacement renaud camus ». « Grand remplacement » : cette expression, titre d’un livre paru en 2011 de l’écrivain classé à l’extrême droite Renaud Camus, connaît un regain de célébrité depuis qu’Éric Zemmour s’en est fait le porte-parole. « Le “grand remplacement” n’est ni un mythe ni un complot, mais un processus implacable », écrit le quasi-candidat à l’élection présidentielle dans La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021).
D’où vient donc cette théorie, qui a fait son chemin dans l’imaginaire de l’extrême droite pour s’insinuer dans le débat public – et que signifie-t-elle ? Récemment forgée, elle réactive le mythe des invasions barbares. Généalogie.
- Le grand remplacement, c’est quoi ? Comme la suggestion Google l’indique, le terme n’est pas de Zemmour lui-même mais bien de l’écrivain Renaud Camus, qui publie en 2011 un essai à compte d’auteur, Le Grand Remplacement, avec ce sous-titre : Introduction au remplacisme global. Le grand remplacement serait un phénomène démographique et culturel de substitution des populations européennes dites « de souche » par des populations nord-africaines immigrées. Il aurait été favorisé, au mieux par négligence et lâcheté, au pire par intention délibérée, par des élites « remplacistes », déracinées et acquises à la mondialisation, afin de disposer d’un « homme remplaçable », « pion désoriginé, échangeable à merci, sans aspérités d’appartenance, délocalisable ». Sur la quatrième de couverture de la réédition de 2013, Renaud Camus dit s’être inspiré d’une plaisanterie du dramaturge Bertolt Brecht, qui imagine que si le gouvernement est déçu par le peuple, « ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? »
- Le discours des fleuves de sang. Mais Renaud Camus n’invente rien, puisqu’il reprend un tropisme déjà connu de la droite conservatrice européenne. Le 20 avril 1968, le député conservateur britannique Enoch Powell prononce dans la région des West Midlands (le comté de Birmingham) une allocution restée célèbre : le discours des « fleuves de sang ». Il débute par une discussion avec un travailleur de sa circonscription qui lui avoue vouloir quitter la Grande-Bretagne, car « dans ce pays, dans quinze à vingt ans, les Noirs domineront les Blancs ». Enoch Powell se lance alors dans une critique sévère de la politique migratoire de son pays, où l’arrivée de populations immigrées venue des pays du Commonwealth serait sur le point de réaliser une « transformation radicale […] qui n’a aucun parallèle en mille ans d’histoire ». Il écrit, dans un esprit qui ressemble à l’expression zemmourienne d’un « suicide français » : « J’ai l’impression de regarder ce pays dresser frénétiquement son propre bûcher funéraire. »
- Le mythe de l’invasion. Les mille ans d’histoire évoqués par Enoch Powell signalent que la théorie du grand remplacement puise aussi dans l’histoire ancienne. En 2015, face à l’afflux de réfugiés syriens, Marine Le Pen déclarait dans un meeting que « sans nulle action de la part du peuple français, l’invasion migratoire que nous subissons n’aura rien à envier à celle du IVe siècle et aura peut-être les mêmes conséquences ». La présidente du Front national d’alors fait référence aux « invasions barbares », qui, aux dernières heures de l’Empire romain d’Occident (IVe et Ve siècles), auraient déferlé depuis l’Est (comme les Huns, venus d’Asie Centrale) et le Nord (comme les Goths, peuple germanique originaire de l’actuelle Ukraine) pour lui porter le coup fatal. Si la nature belliqueuse de ces « invasions » est aujourd’hui remise en cause par l’historiographie, qui parle plus volontiers de mouvements migratoires, il n’est pas anodin que l’idée des barbares provoquant la chute de l’Empire soit relayée par Marine Le Pen. Il inscrit le grand remplacement dans un récit mythologique, celui d’un Occident comme forteresse assiégée, menacée dans son existence par l’envahisseur, l’étranger, le barbare, celui qui ne parle pas la langue.
- Paradis perdu et chaos à venir. La théorie du grand remplacement, qu’elle vienne d’Enoch Powell, de Renaud Camus, d’Éric Zemmour ou de la comparaison avec l’Empire romain, se construit toujours sur le même double attelage imaginaire : la sortie du paradis perdu et l’imminence consécutive du chaos. Avant l’immigration, l’Occident aurait été un espace ethniquement homogène et culturellement harmonieux, une population « pure » dans son essence, non-altérée par le métissage et maîtresse de son destin. Or, elle aurait été brutalement tirée hors de son paradis, sorte d’état de nature de l’identité, par les vagues migratoires successives – comme l’Empire romain, qui, après avoir obtenu sa Pax Romana, aurait été dépecé par les barbares. Puisque la société contemporaine se décompose maintenant, d’après les « grands-remplacistes », en communautés rivales, la guerre de tous contre tous menace et le spectre du chaos est inévitable, « tragique et insoluble », déclarait alors Powell. Quand l’ancien député britannique disait : « Comme les Romains, je vois confusément “le Tibre écumant de sang” », Éric Zemmour déclare que la Seine-Saint-Denis, « c’est le Kosovo de la France ». Une question reste, en écoutant Zemmour. À force de répéter leurs violentes prophéties parlant de choc des civilisations, d’éclatement de la société multiculturelle et d’incompatibilité entre les populations, les cassandres d’hier et d’aujourd’hui n’attisent-elles pas ce feu… qu’elles se promettent d’éteindre ?
Le Brexit a eu pour effet collatéral de renforcer le nationalisme des Écossais, qui réclament, de plus en plus, leur indépendance vis-à-vis du…
Professeur à l’université de Stanford (États-Unis), chercheuse associée au Cevipof de Sciences Po, Cécile Alduy s’est penchée sur les…
Quelle est la doctrine politique d’Éric Zemmour ? C’est un assimilationnisme intégral, qui vise à supprimer toute trace d’altérité chez les…
Tous les premiers jeudis du mois, l’Institut du monde arabe à Paris organise des rencontres autour de la philosophie arabe. Pour sa première…
L’Institut du monde arabe, à Paris, lance un nouveau rendez-vous dont Philosophie magazine est partenaire : les « Jeudis de la…
La peur d’un côté, des mesures inefficaces de l’autre. Résultat : des masses d’immigrés condamnées à des vies de misère. Pour le linguiste et…
Éric Zemmour a imposé le thème de l’assimilation des personnes d’origine étrangère dans le débat présidentiel. Il insiste notamment sur le choix…
Quand la science et le spectacle s’allient pour donner naissance au racisme. L’incroyable destin de Saartjie Baartman, Sud-Africaine exhibée en Europe au XIXe siècle pour son postérieur monumental, a été mis en scène par Abdellatif…